Il arrive parfois que l’on découvre dans des écrits fort anciens et même lointains la formulation d’une intuition qui met d’emblée sur le chemin d’une recherche inlassable. Rencontre surprenante, bouleversante, qui dessine dès lors l’orientation d’une vie.
L’une de ces intuitions, me semble-t-il, concerne une théorie formulée entre le VIIIe et XIIIe siècle au Cachemire, alors un haut-lieu de la culture des Tantra ; il s’agit de la Vibration cosmique.
Cete intuition s’inscrit dans un courant nommé Shivaïsme du Cachemire, non-dualiste car ses penseurs ne voient aucune rupture radicale entre corps et esprit, humain et divin, inerte et vivant. Par cette image puissante d’une vibration à l’origine de toute chose, ils souhaitent dire la plénitude, la vie, qu’ils ont ressentie au cours de leur pratique contemplative. Pour eux, donc, il n’y a qu’une seule réalité, spanda, vibration qui par le libre jeu de ses transformations suscite l’infinie variété de l’univers. Et cette activité se trouve incarnée par la Danse de Shiva-Natarâja, le Seigneur de la Danse cosmique.
Formulé autrement, le souffle de Vie, prâna, partout à l’œuvre dans l’univers, a pour essence spanda.
Au cœur des Tantra, le Shivaïsme du Cachemire (VIIIe-XIIIe s.) se compose en réalité de multiples courants, transmis par des maîtres alliant connaissance et expérience. Il est encore aujourd’hui mal connu, mais suscite cependant un fort intérêt. C’est Lilian Silburn, alors chercheur au CNRS, qui fut la pionnière de son exploration dès les années cinquante, et son œuvre offre un accès incontournable aux sources essentielles que sont les textes.
D’une certaine manière ces philosophes cachemiriens ne nous sont pas étrangers, ils sont simplement des hommes déterminés qui aspirent à comprendre plus profondément la nature de la vie, à s’accorder avec cette réalité infinie que notre conscience humaine nous laisse entrevoir en certains moments privilégiés. Même si par certains aspects ces doctrines semblent complexes, nous percevons à travers elles le souffle d’expériences et de recherches d’une portée universelle, ce qui constitue un grand enrichissement pour le monde des idées, de la spiritualité, et du yoga.
De plus la doctrine de laVibration fut liée, dans le contexte shivaïte du Cachemire médiéval, à une perspective de réalisation ou de libération, ou tout au moins de transformation de soi.
Dès le début du premier millénaire en Inde s’est développé le mouvement des Tantra qui exerça une forte influence sur la pensée et la pratique religieuse dans l’hindouisme, le bouddhisme et le jaïnisme. Le Tantra ou Âgama sont en fait des textes révélés par Shiva, Vishnou… dans lesquels l’Energie cosmique ou Shakti foue un rôle essentiel.
Un nouveau souffle de créativité anime alors la réflexion sur les voies de libération, les pratiques (sâdhanâ) impliquant l’homme dans son intégralité : corps, souffle, conscience (au sens d’esprit). Par les mantra (formules sacrées), yantra ou mandala (diagrammes sacrés symboliques), mudrâ (gestes symboliques) le pratiquant tantrika capte et s’assimile l’influx de la Shakti.
Le Cachemire médiéval entre les VIIIe et XIII e siècles est le cadre d’un grand rayonnement intellectuel et spirituel, du fait de la rencontre féconde de divers courants hindous, bouddhistes etc., par les nombreux pélerins venus de l’Inde, du Tibet, du Népal, de la Chine, d’Asie centrale… Parmi les courants du Shivaïsme cachemirien, la lignée de l’école de la Vibration apparaît au IXe siècle. Un certain sage, Vasugupta, entendit en songe Shiva lui indiquer un roc sur lequel étaient gravés les Shivasûtra, Aphorismes de Shiva, qui forment la base de l’école de la Vibration. Puis les invasions musulmanes devenant plus menaçantes, certains partirent vers l’Inde du sud, et c’est ainsi que la tradition cachemirienne s’implanta dans certains temples tels que Kañcipuram ou Cidambaram ; dans le sanctuaire de ce dernier, à la place du linga (signe ou phallus de Shiva) habituel, se dresse Shiva-Natarâja, incarnant laVibration cosmique en laquelle se déploie et se reploie le monde manifesté.
Abhinavagupta fut sans doute la figure la plus marquante du Shivaïsme cachemirien et vécut entre 955 et 1045. Son nom d’initiation signifiant « ancien ou secret » (gupta) et « toujours nouveau » (abhi-nava), fait allusion à la Réalité ou à la conscience éveillée pour laquelle la Vie se révèle en chaque instant, toujours nouvelle.
Ce philosophe majeur, encore méconnu en Occident, est l’équivalent de Shankara, le grand maître du Vedânta. Son œuvre s’avère essentielle pour comprendre les Tantra et donne par ailleurs un reflet de la vie intellectuelle de l’époque ; le Tantrâloka (Regard sur les Tantra) offre une synthèse des connaissances sur les divers courants et textes tantriques, il traite du rituel, des voies de libération, de la nature de la conscience, de l’énergie…
Cet auteur compose également un commentaire sur la Reconnaissance du Seigneur d’Utpaladeva (Xe s.) où il cherche à démontrer par une argumentation philosophique la nécessaire existence du Soi… à l’encontre des bouddhistes. Selon cette thèse, s’il n’existait une instance permanente telle que le soi-conscience qui unifie les diverses perceptions, pensées, mémoires… la vie quotidienne serait impossible.
Dès l’enfance Abhinavagupta se distingue par une grande soif de connaissance alliée à une maturité intellectuelle précoce, sa famille comptant de nombreux lettrés, il entre en contact avec des maîtres prestigieux en philosophie, esthétique et bien sûr en sciences des Tantra. C’est grâce à Shambhunâtha qu’il atteint la réalisation, but véritable de la vie spirituelle à ses yeux.
Parmi les écoles importantes, notons le Trika (triade), le Krama (progression graduelle), Kula (Energie originelle), Pratyabhijñâ (Reconnaissance du soi). Celles-ci constituent des lignées de transmission de maître à disciple, et ne sont pas séparées entre elles ; pour la plupart de leurs auteurs en effet, les doctrines et pratiques des autres lignées sont familières et donc fréquemment évoquées dans leurs œuvres.
Ces philosophes cachemiriens, entre les VIIIe et XIIIe siècles, abordèrent le sujet de la Vibration avec une originalité et une profondeur remarquables qui, aujourd’hui encore, nous étonnent. Leur vision semble en effet faire écho à des recherches contemporaines sur la conscience et la réalité, l’infiniment petit ou l’infiniment grand. Au cœur de cette doctrine, la Vibration (spanda) se définit comme la nature véritable de toute chose.
Le terme vibration, dans la physique contemporaine, décrit la nature de la matière, faite d’ondes et d’énergie, la lumière vibrant à la plus haute fréquence. Penseurs cachemiriens médiévaux et physiciens du XXIe s. se rencontrent sur un autre thème essentiel, le vide, conçu comme une trame vibratoire, animée d’énergie et de vibrations.
Les philosophes du Shivaïsme du Cachemire ont forgé un vocabulaire approprié pour exprimer ces intuitions sur la nature ultime de la Réalité ; ils fournissent ainsi les bases d’une formulation saisissante de la Réalité dynamique de l’univers à travers des métaphores telles que l’espace infini tissé d’énergie, le rythme du temps animé de la pulsation de la Conscience cosmique, le Souffle cosmique… Leur contribution la plus originale demeure sans doute l’approche de la Conscience comme Lumière-Energie, animée, d’instant en instant, par la pulsation ou vibration (spanda). Pour ces maîtres, la réalité ultime est en effet Conscience infinie et vivante, dynamique, créatrice.
L’univers est ainsi vu comme un « apparaître » à l’intérieur d’une trame vibratoire sans limite ni rupture, intégrant toutes les dimensions de la réalité (physique, mental…) et cette trame indivisible n’est autre que la Conscience de Shiva . Ou, pour utiliser une autre métaphore, l’univers est perçu comme une symphonie émergeant à tout instant d’un silence vibrant ; comme l’expression spontanée de la danse cosmique de Shiva-Nataraja., ou encore comme un arbre inversé, racines célestes, branches vers le bas : une même et unique sève (onde) parcourt l’infinie multiplicité des feuilles, fleurs...
Cette notion de vibration, ou de trame vibratoire peut servir d’outil pour la compréhension du monde mouvant (samsâra), toujours changeant, en ses multiples apparences. Au-delà d’une vision matérialiste, mécaniste, on privilégie celle d’un processus créatif, déployé ou reployé (unmesha-nimesha), qui fait écho aux notions d’ordre déplié et de matrice impliée, selon l’expression du célèbre physicien David Bohm. Or, selon lui, cet aspect demeure non accessible extérieurement ; il renvoie à une dimension de profondeur, d’intériorité… telle une « mer d’énergie emplissant nos sens (qui la) perçoivent comme un espace vide ».
La nature du spanda
« L’univers entier qui s’étend de Shiva à la terre, vibre, fulgure, comme identique à la danse cosmique de Shiva-Natarâja. » Abhinavagupta
A la différence de certains courants hindous tel l’Advaita-Vedânta de Shankara, le monde n’est pas conçu comme illusoire dans la doctrine de la Vibration, puisqu’il est l’expression spontanée de la Conscience de Shiva ; toute réalité, même la plus ordinaire, apparaît ainsi comme l’un des innombrables aspects de la Conscience-Energie (cit-shakti) se déployant en une infinité de degrés, au cours de la danse cosmique de Shiva-Nataraja.
Selon Abhinavagupta, Shiva engendre par les divers rythmes scandés sur son tambourin (damaru), les êtres et les choses dans leur infinie diversité. Sa Conscience-Energie vibre et suscite à l’intéreur d’elle-même l’univers, à la manière d’un poète inspiré qui crée en son esprit son œuvre.
Kshemarâja (XIe), l’un des maîtres de cette école, disciple et cousin d’Abhinavagupta, s’adresse ainsi à Shiva dans le Pratyabhijñâ-Hridayam (Cœur de la Reconnaissance) :
« Ce par quoi Tu déploies l’univers entier, c’est la Vibration.
Tu es Energie-Conscience, et ce sont les ondes de cette vibrante expansion qui donnent forme à toutes choses qui naissent. »
Spanda, essence de cette Conscience-Energie.
Abhinavagupta définit la vie de la conscience à partir de la vibration, vue comme un essor intérieur : «un soudain essor de la conscience, qui se ressaisit elle-même. »
Cet acte de conscience forme l’essence de la vie, ce par quoi nous sommes présents à la vie et savons que nous vivons. Une telle prise de conscience nous échappe au quotidien, mais elle est au cœur de l’expérience des yogin ou des sages. Et ce qu’ils trouvent de plus juste comme image pour évoquer la conscience-énergie est une lumière irradiante, animée d’une imperceptible vibration, Vie à l’état pur, si subtile qu’elle passe inaperçue. Elle n’est autre, selon eux, que l’essence indicible, oubliée en chacun, établie dans le cœur. Abinavagupta, dans son Commentaire à la Reconnaissance du Seigneur, déclare :
« Fulguration, réalité absolue, affranchie du temps et de l’espace,
telle est l’essence universelle, nommée Cœur suprême”. »I, V 14
Ainsi, la Réalité fulgure, scintille (sphurattâ), elle est vibration (spanda), élan (ullâsa), danse cosmique, vie cosmique s’écoulant en tout ce qui existe. Cette vibration infiniment subtile est perçue comme la vie-même de la conscience, fulgurant d’instant en instant… et de ce fait toujours nouvelle (nava). Voilà ce que disent les textes shivaïtes, mais cela correspond-il à notre expérience ?
Il semble paradoxal que la vibration qui forme le noyau vivant de l’existence, en nous et dans l’univers, soit occultée. Si « tout vibre et frémit dans l’univers » une vibration si subtile ne peut être évidemment perçue que si le cœur-conscience redevient parfaitement silencieux. Vacuité rime ici avec plénitude. C’est pourquoi cette « perception » est rare.
On ne peut se saisir de la vibration puisqu’elle est l’origine absolue et le fond de la Vie même, mais l’ayant éprouvée, il est heureux (sukha), à tous niveaux de l’être, de coïncider avec le pur spanda, de se mettre au diapason de la Réalité dynamique, qui est à la fois vécue comme intériorité absolue, plénitude et unité. Cette idée est ainsi exprimée par Abhinavagupta :
« L’Energie-Conscience (où pulse le spanda) est ce qui procure à l’être vivant son plus haut degré d’unité intérieure. »
Dans la vie quotidienne faite de dispersions il est difficile de ressentir cette vibration ; cependant, l’expérience esthétique offre parfois la possibilité d’une percée à travers les cuirasses intérieures ! Les maîtres cachemiriens parlent alors de « l’éclosion du cœur », de l’épanouissement spontané du « je » (aham), d’ordinaire contraint, étouffé, par l’ego(ahamkâra). Selon ces esthéticiens, le choc de l’émerveillement réveille les imprégnations latentes oubliées, assoupies au fond de soi. Celles-ci, par l’émotion ressentie, entrent en vibration, et remontent à la surface, suscitant une catharsis « qui purifie le miroir de l’esprit ».
Cela ne peut survenir que si le spectateur est un véritable sahridaya, « celui qui ressent avec le cœur ». Cette expression signifie pour le spectateur « se mettre au diapason » de l’œuvre ; s’ouvrant ainsi à une expérience trans-individuelle, il entre, grâce à la Vibration, en contact avec la vie originelle, et prend conscience de lui-même d’une manière radicalement autre : tout son être, corps-souffle-conscience, s’ouvre et se déploie comme espace de résonance, luminosité transparente.
L’expérience du spanda conduit ainsi à une perception unitaire de la Réalité. Pour les maîtres du Spanda, la Vibration sous-tend à la fois la Vie de l’univers, celle de la conscience, du souffle, de la matière… jusqu’au brin d’herbe.
« Elle est la chose à dévoiler entre toutes ». Abhinavagupta
La pratique du mantra est un autre exemple du retour à l’unité ; l’adepte remonte à la source de la Parole émettrice de l’Univers, parvient au Cœur de la réalité qui est vibration éternelle, infiniment subtile, à la source de la quintuple énergie de Shiva, d’où fluent les incessantes expansions et contractions universelles (apparition-disparition).
Le même cheminement peut être vécu à travers le regard, le souffle, la fonction mentale…
Spanda, essence de l’univers et de la vie.
Par ces divers exemples, nous avons vu que la Réalité, selon le Shivaïsme cahemirien, est perçue comme un dynamisme infini, une force vibrante qui se renouvelle à tout instant, et cette vie cosmique nous traverse sans cesse. Elle forme le substrat universel, insaisissable par les sens ou l’investigation mentale ; cependant les textes ne cessent de le souligner : c’est dans un acte de conscience seul que spanda peut être rejoint .
On ne peut qu’être admiratif de cette approche, pleine d’audace et de simplicité. Mais cela n’est pas un fait unique, isolé ; on retrouve en effet ici et là, dans les diverses mystiques et spiritualités du monde, l’idée d’une parcelle d’énergie cosmique, divine, inscrite originellement en l’homme, par exemple le tonalli des aztèques. Cependant il est très rare de rencontrer à cet égard une doctrine aussi complète et nuancée.
S’il en fallait une preuve, la philosophie du spanda montre que l’Inde ancienne peut aujourd’hui encore nous offrir de grandes leçons de vie, il nous suffit pour cela de se mettre à l’écoute de ses textes qui sont de simples paroles destinées à des disciples ardents, cherchant des réponses aux questions éternelles : qu’est-ce que la réalité, au delà des apparences, comment accomplir sa vie ?
L’histoire des idées, qu’elles relèvent du mythe, de la philosophie ou de la science, montre avec quelle ingéniosité l’esprit humain a suscité des théories diverses expliquant chacune à leur manière l’essence de l’univers et de la vie. Récemment, au XXe siècle, s’est produit une véritable révolution de la connaissance avec la découverte de l’organisation invisible de la matière en tant qu’énergie, ainsi que la nature de la lumière comme onde vibratoire. Les scientifiques contemporains, rompant avec une vision mécaniste du monde, privilégient dès lors les concepts d’énergie et de vibration ou d’onde, omniprésentes dans l’espace. Poussant plus loin leur observation, certains vont même jusqu’à émettre l’hypothèse d’une analogie avec la conscience. Ces physiciens défendent ainsi la perception d’un univers visible et invisible animé par une vibration imperceptible : «Selon la théorie de l’hyperspace, la matière serait faite de vibrations apparaissant dans le temps et l’espace. Il en découle cette fascinante possibilité que toute chose autour de nous, depuis les arbres et les montagnes jusqu’aux étoiles mêmes, ne soient que vibrations dans l’hyperspace ».[1]
Une telle rencontre peut surprendre au premier abord. Il faut évidemment se garder de tout amalgam hâtif, ces deux approches se situent sur des registres distincts ; en effet la théorie indienne de la vibration cosmique ou spanda se définit comme une voie spirituelle de délivrance, non une doctrine scientifique, elle procède d’une intuition mystique, non d’une démarche fondée sur la raison, bien qu’elle intègre cette dimension ; trois sources de connaissance sont en effet reconnues comme valides dans les Tantra , les Textes sacrés, la parole du maître ainsi que sa propre expérience.
Colette Poggi, indianiste et sanskritiste, est docteur en philosophie comparée (Paris IV-Sorbonne) et spécialiste du Shivaïsme du Cachemire.
- Les œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta (éd. Les deux Océans, Paris, 2000), porte sur la philosophie et la conception esthétique de ces deux auteurs.
- Yoga, sources et variations, (avec Eva Ruchpaul, Ellébore, Paris, 2005), Visions et expériences du corps : perspectives indiennes.
- Le Sanskrit, Souffle et Lumière, Almora 2012.
- « Les Fêtes dans le monde indien » in RITES, fêtes et célébrations, Bayard, 2012.
- L’aventure de la calligraphie. Geste-Trait-Résonance, Bayard, 2014.
La notion d’hyperspace